La bonne fortune. (Comme en rêve... )
Après qu'il se fut emparé de la brume matinale, l'hiver s'était aussitôt installé dans la plaine. Il l'avait soumise jusqu'à la moindre de ses perles d'eau qu'il avait su geler pour mieux l'emprisonner. Et puis, comme si cela ne lui suffisait pas, il avait entreprit de réduire le lit de la rivière. En ajoutant des banquises à ses berges, il avait contraint son flot à ne plus pouvoir prendre le large qu'en son centre encore épargné. Et même, il avait fini par pénétrer jusqu'au cœur de la forêt dont il avait alourdi les arbres avec des chaînes issues de son souffle givrant. Lequel s'insinuait parmi des bras déshabillés qui se voyaient difformes et empesés, tandis qu'en dessous d'eux, un petit homme trapu, chaussé de vieux sabots emplis de paille, avançait péniblement. Le dos voûté par le poids de son chargement de fagots, il se déplaçait d'un pas claudiquant sur le sol verglacé, glissant çà et là. Son corps est fatigué. Parfois son pied bute sur des cailloux ou bien il se fourvoie dans les ornières cachées du chemin enneigé, cela déséquilibrant son fardeau qu'il redresse pourtant… de son mieux. Et puis il repart. Hésitant et glacé, obéissant à son destin capricieux. Silencieuse et angoissée, l’opacité de fin de journée pénètre à son tour la forêt. Le petit homme presse le pas, il aperçoit au loin une étrange luminosité. Cela semble scintiller comme un diamant de givre, mais c'est alors qu’il s’en approchait peu à peu que l'objet s'est mis à danser puis à sautiller de part et d’autre du sentier gelé; lorsque cela s’était soudainement arrêté… avant de reprendre… et cesser… et encore recommencer. Alors le petit homme s'entait l'angoisse monter en lui. Il remarqua qu'une sorte de traîne évanescente évoluait derrière la lueur. Troublé, il s’arrêta un instant, posa son fagot, puis il ferma les yeux et se frotta les paupières. Mais quand il les rouvrit la lumière est toujours là, à quelques cent mètres devant. Opérant la même sarabande de feu follet qu'accompagnait à présent l’étrangeté fantomatique d'un lambeau de brume égarée. Pourtant, le petit homme savait se montrer courageux: il reprit son fardeau de bois sec et poursuivit malgré tout son chemin, les yeux regardant le sol, sans plus les lever vers la clarté... Comme pour l'encourager, le sentier devint moins sinueux, les arbres plus épars, le petit homme sait qu'il va bientôt atteindre la clairière où il a bâti sa maisonnette, veillée par la lune qui doucement installe des ombres timides dans le soir naissant… pour mieux éclairer tout-à-l'heure l'intimité d'alentour.
Adolescent, le petit homme s'intéressait aux légendes. C'est ainsi que sa mère lui avait conté l'histoire de cette femme du bourg voisin que l'on avait été accusée il y a fort longtemps de cela, de procéder à des actes de sorcellerie. Ainsi, elle avait été condamnée à être brûlée vive en place publique et avait donc périt sur un bûcher qui fut érigé face à l’église… mais alors qu’elle subissait les flammes que d'aucuns avaient jugées purificatrices, elle leur avait juré qu’elle trouverait un moyen de se venger. Depuis ce jour fatidique, une peur incontrôlable commença de hanter les villageois. De fait, plus personne ne se hasardait d’aller à la nuit tombée dans les sombres sous-bois de la forêt. Et d’ailleurs, un homme qui s’y était parait-il malencontreusement égaré en revenant de la ville par le raccourci forestier, par un soir de grande brume, jura ses grands cieux d’avoir vu luire au loin l’âme errante de la sorcière probablement en quête d’un corps.
S'en souvenant, le petit homme senti l’effroi monter en lui. Il jeta son fagot et s’activa afin de rejoindre sa cabane au plus vite, formulant l’idée d’une soupe fumante qui le réconforta. Fuyant celle de l’esprit hantant peut-être la forêt, il était arrivé devant sa porte, le souffle court, les jambes tremblantes. Plus tard, lorsque dans l’âtre ranimé, la grosse marmite bouillonnait de plaisir, il en souleva le couvercle, humant des arômes prometteurs, puis il s’était assis devant la cheminée, se félicitant d’être arrivé sans encombre dans sa chaumière... Demain, il irait récupérer son bois laissé pas très loin, sur le bord du sentier. Rasséréné, il prit un grand bol en grès, se saisit de la louche qu’il plongea voluptueusement dans la soupe odorante et se versa une belle rasade de bouillon brûlant qu’il accompagna de quelques morceaux de pain rassis, et qu'il dégusta religieusement. Bien qu'à demi repu par le liquide rare de légumes dans lequel baignait un maigre morceau de lard qu'il avait décidé d'épargner le plus longtemps possible, il avait dénoué la ficelle qui lui servait de ceinture, et s’était affalé entre les bras avenants du très vieux fauteuil dont les ressorts gémirent très brièvement sous le cuir avachit. Gagné par la douce torpeur que générait l'âtre garni d‘une grosse bûche: le Petit homme harassé par sa course effrénée dans la forêt commençait à somnoler, lorsqu’il fut réveillé par des coups frappés contre sa porte. Alors ses craintes l’assaillent de nouveau: et si c’était l’âme errante? Si elle était là? Derrière la porte? Attendant qu’il ouvre pour l’emporter à jamais dans le brouillard des nuits froides éternelles!
Il y eut un silence… Et puis d'autres coups… Insistant comme des ordres impatients. Après tout, ce n’est peut-être qu’un voyageur égaré pensa le petit homme. Dans un élan de courage et de générosité hospitalière, il se leva, tremblant tout de même, un peu comme si d'instinct il se reprochait déjà son héroïsme. Pourtant sa main gauche fit glisser le loquet tandis que de l'autre il entreprit d'entrouvrir la porte, malgré que déjà s'engouffrait le froid qui glace. Puis il jetta un regard furtif dans l’entrebâillement...
Quelle ne fut pas sa surprise! Devant lui se trouvait une jeune fille aux cheveux de feu! Elle était emmitouflée dans une couverture que le givre et la neige avaient alourdie. Les yeux rougis par l’air vif: elle paraissait muette. Son regard implorant parlant mieux que les lèvres frémissantes ne pouvaient articuler le moindre mot. Elle est là comme pétrifiée, à bout de forces. Alors le petit homme l’entoura de ses bras et l’aida à entrer, précautionneusement, la soutenant à chacun de ses pas qui semblaient mécaniques. Puis, avec délicatesse, il l’invita à s'assoir dans son fauteuil, près de l’âtre, et lui tendit un bol de soupe fumante. Attendant en silence qu’elle lui parle. Il ne peut s’empêcher de la dévisager: elle était d‘une beauté sauvage. Elle boit avidement le liquide brûlant qui la réchauffa peu à peu. De temps en temps elle l’observait. Furtivement. Comme apeurée par le moindre de ses mouvements. Alors il s’était effacé. Le petit homme ignorait à ce moment quel comportement il convenait d'adopter face à cela. Tout à coup il prit conscience qu’aucune femme n’avait jamais pénétrée à l'intérieur de sa trop modeste demeure. Situation obligée par les infirmités dont il souffrait: il s'était persuadé que vivre dans les profondeurs de la forêt lui assurerait une protection contre le monde "normal". C’est donc l’esprit empli de crainte et de doute envers la société qu’il avait passé son enfance à la fuir, comme sa défunte mère abandonnée de son père s'y était résolue avant lui… Pour seuls compagnons véritablement charitables, il n'avait connu que ceux de la forêt qu‘il n‘avait en aucun cas voulu piéger pour s’en nourrir... Il n’avait jamais dérogé à cet ordre péremptoire vivant des végétaux qu’il savait trouver dans son environnement protecteur. Il ne souhaitait pas créer de souffrances supplémentaires et inutiles aux êtres de chair, se disant que dans la forêt il y avait tout le nécessaire. Ainsi les années avaient passé sans qu’il n’en ressente la moindre frustration.
La jeune fille avait posé le bol vide sur ses genoux. Puis elle s’était doucement assoupie. La couverture ayant glissée de ses épaules nues, le petit homme hésitait, il ne savait se décider à la lui remettre en place, craignant de l’éveiller, mais il le fit tout de même, avant d’aller raviver le feu après un dernier regard à la belle endormie. Ensuite il avait gagné son lit et s’était allongé sans bruit sur sa paillasse, tout en nourrissant quelques scrupules de ne pas avoir songé à la lui proposer… mais, épuisé par tant d’émotions, il s’endormit à son tour, la tête emplie de rêves enchanteurs. Lesquels balayant pour lui ses peurs et ses angoisses.
Alors qu’il était occupé à voyager parmi ses songes, la jeune fille s’étira mollement. Elle étira ses membres. Puis il se mit debout, elle se débarrassa de sa couverture en la posant sur le dossier du fauteuil, et dénoua ses longs cheveux. Libérés, comme une joyeuse cascade, ils descendirent jusqu’atteindre le creux de ses reins. La longue capeline que masquait auparavant la vieille couverture scintillait à présent en créant une véritable féerie de couleurs mouvantes qu'accentuait le rougeoiement des flammes complices, cela jetant mille paillettes autour d’elle. Du bout des doigts elle se saisit d’une des flammèches qui se transforma aussitôt en un farfadet qui soudainement animé d’une frénésie débordante, changea la paillasse du petit homme en un lit charmant, recouvert de draps de satin blanc, l’ornant en cette occasion d’un baldaquin d’or pourvu de jolis voilages fins, d’un édredon gonflé de plumes d’eider tandis que couvrant le sol d'un somptueux tapis, elle y déposa une paire de chausses cousues de fils d’or.
Le farfadet virevoltait en tous sens, passant simultanément d’un recoin à l’autre de la pièce qui se transformait à chacun de ses mouvements. La vieille table bancale devient aussi belle qu'un meuble d’apparat! Nappée et dressée, elle fut pourvue de chandelles allumées et insérées dans des photophores. Des mets raffinés surgirent sous des cloches en argent, exhalant de suaves senteurs adroitement cuisinées. Il y avait aussi des verres de cristal ouvragés, des couverts estampillés venant parachever ce bel étalage. Le vieux fauteuil aux accoudoirs et au dossier élimés se mua en une superbe méridienne recouverte d’un boutis de velours pourpre. La triste cheminée débarbouillée de sa suie s'était parée de marbre veiné et le mur lui faisant face s'était habillé d’une tapisserie de chasse épique, qu'éclairaient deux candélabres allumés.
La jeune fille riait silencieusement de bonheur à regarder faire le farfadet, tout en lui chuchotant de prendre garde à ne pas éveiller le petit homme tant que la métamorphose n’est pas terminée. Alors il exécutait sa tâche. Prenant grand soin à ce que tout corresponde aux visions insufflés par les rêves du dormeur. Jusqu'à ce que dans un claquement de doigts de la belle avait soudain disparut...
Dans la réalité de ses nuits habituées, les chandelles posées sur le rebord de la cheminée n'ayant pas été étouffées se devaient d'être totalement consumées. Ayant totalement consommé sa bûche, le feu dans l'âtre s’était forcément éteint et La marmite devenue froide. En se glissant sous la porte comme un intrus qui glace, le vent assaillant comme à l'accoutumée le petit homme qui se réveille alors sous la morsure d’un froid qui envahit jusqu‘aux os… Pourtant, alors qu’il étirait ses membres qui s'étaient engourdis d’avoir longtemps rêvé, il plissa d'avantage ses paupières, afin de soulager ses yeux secs… et c’est en les ouvrant que tout ce qu'il vit était autrement... Comme dans son rêve...
Les mets sur la table endimanchée parfumaient la pièce de douces saveurs. La liseuse recouverte de coussins mordorés apparaissait confortable et accueillante. Le feu distillait de la bonne chaleur… Assis dans son lit, de sa main droite il effleura l’édredon soyeux, tandis que l’autre rencontrait un coussin festonné de dentelles, alors il se vit réellement installé dans les draps satinés...
- Que s’est-il passé se demanda le petit homme: serais-je donc mort? Suis-je au paradis?
Il en était là de ses cogitations lorsqu'un son se fit entendre derrière la porte. Se levant précipitamment pour s'assurer qu'il était bien vivant, il y colla une oreille vaguement inquisitrice et crut entendre piaffer de l'autre côté. Alors il revint en hâte vers le lit, glissa ses pieds dans la paire de chausses de brocards, et ouvrit... Et là, voici que devant la maison, il y avait un cheval blanc, attelé à un cabriolet. Ne comprenant plus rien à cette situation kafkaïenne, il prit néanmoins le parchemin qu’un homme en livrée lui tendait. Après en avoir lu le contenu il pensa que le fait de rêver même lorsqu'on est parfaitement éveillé avait du bon, alors il décida qu'il convenait de le faire durer: afin de se vêtir proprement, il alla prendre sur la méridienne le collant chamarré brodé d’or, la chemise à jabots, la redingote de velours bordeaux, la montre à gousset, le catogan… mais en passant devant la psyché pour s‘assurer de sa mise, il vit bel et bien l’image d’un jeune homme fringant dans ses bottes, absolument pas bossu, et présentant même un charme certain!
Certes, cette histoire me direz-vous est carrément enfantine! Mais si malgré cela vous m'en faites l'amitié, alors vous permettrez qu’à tout âge un homme sensible gardera vivant ce petit monde intérieur qui l'a aidé à rester bon enfant. De même qu'il me convient encore de cultiver ce besoin que j'ai de rêver souvent pour m'accepter tel que je suis, assurément pauvre de n'avoir pas connu l’amour maternel, bien que devenu un adulte féru de bonne morale résiduelle... Et puis, s’il vous arrive comme ce "Petit-Homme" de savoir aider une personne dans la peine, et quand bien ce serait vous qui trop l’avez vécue… Alors vous admettrez que la vie reste une visiteuse imprévue qui d'évènement en évènements, pourrait bien vous mener vers d'autres enfin qui seront prometteurs de meilleure fortune… Et que même s'il n'en est rien… C'est quand même peut-être!
Robert-Henri D
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